Naissance de mes toiles

Une toile devient une œuvre d’art si ses éléments constitutifs peuvent être mis à jour. Car sans explication, pas de compréhension, ni empathie, ni regard intéressé. Un tableau est considéré que s’il s’inscrit dans l’œuvre portée par l’artiste, y construit son soubassement, sa pierre angulaire ou sa clé de voute. Dans mon œuvre, les toiles ont une place particulière, au milieu des dessins de meubles, d’objets, d’architecture intérieure. Car elles forment une histoire, un chemin, une ouverture, une cohérence qui peut parfaitement s’expliquer. C’est la première fois que je parle d’elles, du moment zéro, la toile blanche qui vient d’être ouverte, posée sur le chevalet ou par terre, puis son déroulé, l ‘écoulement de la peinture et son mélange, le travail du trait, l’organisation des formes et l’équilibre des teintes, et le moment fin, celui que tout artiste redoute, angoisse, car il quitte sa toile, son travail, estime qu’elle lui convient, qu’il ne peut rien rajouter, que s’il le faisait, il la dépouillerait ,l’abimerait, irait dans d’autres directions, changerait son âme, et lui ouvre à partir de cet instant le choix de  porter sa propre éternité.

 

Le moment zéro est celui de l’attaque, par un crayon, un fusain, un trait ou un lancer de peinture. Avant, il y a eu toutes les ébauches, les recherches, les dessins, les formes. Comme le skieur, qui passe virtuellement les portes, avant de se lancer sur la piste, l’artiste passe en revue, avant de se lancer, les différents outils qu’il a à disposition, tente d’imaginer les degrés de couleurs et leurs différentes imprégnations, sait ce qu’il veut faire, mais rien n’est plus volage que l’idée d’une couleur, de sa force, de sa place contre une autre…

Et commence le déroulé, l’acte artistique, la création. D’une toile blanche industrielle, en coton ou en lin, qui ressemble à toutes les autres, l’artiste va lui donner ses pensées, ses obsessions, ses teintes, lui offrir sa vision, lui donner sa vie. Pour moi c’est assez simple. Je sais exactement avant de commencer ce que je veux faire, dans les moindres détails et quand j’attaque, ai passé ma blouse bleue donnée par mon père, passée mes lunettes de protection, je ne sais plus rien, ne maîtrise rien, me  laisse happer par une naissance qui fourmille, qui demande à être maitrisée, apaisée, mais je ne suis plus le maître. C’est la toile qui prend vie, qui bouge, qui demande de la teinte, des traits, du noir, qui ne veut plus de blanc, qui veut prendre racine dans cet espace bi dimensionnel qui veut s’expanser.. Alors j’ouvre des tubes de couleurs, modifie les teintes, les mélange, en rajoute, en enlève, jette du blanc, du noir, des teintes primaires, travaille une forme, améliore un dessin, l’agrandi, l’appauvri car trop présent, recule, pour voir la toile de loin, prends des photos, pour analyser l’évolution des formes, des couleurs, puis tète (du verbe téter) dans mes notes, mes recherches pour découvrir ce qui ne va pas. Car rien ne va ! C’est lourd, c’est rien. J’ai envie de passer une couche de blanc, de reprendre à zéro, mais me retiens car je sais par expérience, que ce qui est bon, n’est pas encore apparu, cela ne va pas tarder, cela tarde, mais il faut que je laisse la toile retomber, la vie s’endormir, je reviendrai quand la couleur sera sèche, que je pourrai passer un bleu, ou un vert moins tonique, plus nuancé. Je reviens devant ma toile, et rien n’a changé. Alors j’interviens sur des détails que j’ai analysés avec les photos. Puis j’agrandis le cercle de mes coloriages, en faisant attention à ne pas dépasser; je dépasse, et j’enfouis sous des épaisseurs d’une nouvelle couleur, ce que je ne maitrise pas, ce qui ne me convient pas, je reprends la maitrise des éléments en gâchant ce que j’ai fait, en tentant de sauver ce qui peut l’être…. Mais, rien ne sort du désordre, du chaos. Je ne peux pas remettre le sort de la toile dans les mains du hasard. Il ne vaut rien le hasard. Parfois il déterre des idées, des anciennes figures, qui ne résistent pas à l’analyse postérieure. Il faut repartir sur une base saine, sur mes études. Alors, je coupe, je détériore, j’ampute, tente de reprendre le court des événements, que j’avais laissés trop libres. Je prends de la hauteur, de la distance, modifie un pan entier, puis apaisé, je suis la main, le bras, la tête, et la toile reprend son histoire, renait. Le trait se fait précis, s’appuie sur la couleur pour que la forme qu’il exprime prenne toute sa place, sa vérité. Et la genèse de la toile apparaît, son sens se fait évident, ses formes attirent, les teintes sont vraies. Je n’interviens que par coup de pattes, légères, ne pas faire de faute de goût, ne pas brusquer ce nouvel équilibre; attention, la main ne doit pas trembler, le noir du trait être profond, fluide…. Les couleurs offrent aux formes un monde clair, une vue, un environnement .

La toile est finie. Je la laisse sur le chevalet, ou par terre. Je la retourne dans tous les sens. Tente de trouver de nouvelles visions à l’envers. Réfléchis sur des modifications. Je ne la touche pas. Je la renverse, encore et encore. Rien ne vient, et cela m’apaise. Je ne me suis pas trompé. Elle a sa place, sa tête est en haut, uniquement en haut. Je la laisse tranquille, mais la suspends à un endroit où je passerai à côté, jetterai un coup d’œil, la critiquerai. J’interviens, il manque de la teinte, elle n’est pas assez poreuse, pas assez claire. Alors je vais chercher des pots, non pas des tubes, des pots d’un kl, que je retourne, mélange. Je salis mes affaires, car, bien sûr je ne suis plus dans l’action, n’ai plus ma blouse, ma tenue de camouflage, mes lunettes de protection. Le sol de la maison aussi en prend un coup, car la toile est presqu’entreposée dans son lieu de transit, attendant son futur lieu de villégiature, son achat. Cela va mieux. Mais le tapis doit aller à la dégraisse. Je reprends la toile, continue ce que j’ai commencé, la laisse attendre mon bon vouloir, avant de la remonter, de lui redonner sa place. Ces allers venues entre mon atelier, au rez-de-chaussée, et le salon à l’étage, peuvent durer longtemps. Elle n’est pas encore prête. Comme une sculpture sortant de son moule, qui doit être nettoyée, brossée, cachée de ses défauts. J’ai peur de la laisser seule, peur de ne pas assez l’aimer, peur d’avoir manqué un geste, peur de la montrer, du regard des autres, de leurs annonces péremptoires, de leur avis, de leur demandes d’explications. Mais si je l’aime, si je suis sûr d’elle, alors je m’en fous des autres, même si leur envie m’intéresse, car une toile n’a de vie que si elle en commence une …. portée par une cimaise, exposée sur un mur, qu’elle soit vue, regardée, admirée, qu’elle suscite un univers.

Pour finir je la signe, par GAB ou GAB’S . Pendant des années, je signai GAB’S, et puis j’ai enlevé le S qui faisait trop anglais. Je n’indique pas le jour de la fin, car il peut durer longtemps, mais juste l’année. J’écris parfois un texte explicatif sur le côté, ou sur la tranche. J’aime bien aussi, peindre les tranches, car sur le mur exposé, le tableau est fini, surtout pour ceux qui ne veulent pas l’encadrer.

 Le premier aout 22.

Photos de sacoches NOIR
Photos de sacoches NOIR